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L'Estonie déboulonne ses monuments soviétiques sur fond de guerre en Ukraine

Mardi 16 août, des forces de sécurité estoniennes ont été déployées dans la ville de Narva, à la frontière russe, pour permettre le retrait de plusieurs monuments à la gloire de l'Armée rouge. Le gouvernement, en pointe dans le soutien à l'Ukraine, est bien décidé à faire le ménage dans la mémoire nationale. Au risque de braquer la minorité russophone.

« Vous allez voir, cet automne, l'opération spéciale sera ici. » Si cette provocation d'un manifestant ne résume pas nécessairement le souhait des autres, elle illustre l'atmosphère électrique qui règne, ce dimanche 7 juin, autour du monument dit du « Tank », à mi-chemin entre la troisième ville d'Estonie, Narva, située à la frontière avec la Russie, et son pendant balnéaire, Narva-Jõesuu, 15 km plus au nord, au bord de la Baltique. La maire, Katri Raik, vient de passer voir la cinquantaine d'irréductibles qui se relaient, par beau ou mauvais temps, au pied de ce char soviétique T-34 monté sur un imposant socle. La première édile est venue rassurer ses citoyens, dans une ville où plus de 90% des habitants parlent russe, et près d'un tiers en ont même la nationalité : elle s'est toujours prononcée pour que ce monument reste en place, et elle compte bien défendre sa position. Dès le lendemain, pourtant, le vent aura tourné.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, le 24 février dernier, les relations entre le gouvernement et la minorité russophone du pays se sont un peu plus crispées. L'exécutif, emmené par la très ferme et médiatique Kaja Kallas, est en première ligne dans le soutien à Kiev. Le pays a toujours redouté son imposant voisin de l'Est. L'Estonie a adhéré à l'Otan en 2004 et depuis les premiers coups de canon cet hiver, sermonne ceux de ses partenaires européens qui condamneraient trop mollement l'agression russe. Mais les autorités de Tallinn ne s'activent pas qu'à l'international. Elles ont aussi choisi ce moment pour se débarrasser d'un encombrant dossier : la multitude de monuments à la gloire de l'Armée rouge qui parsèment encore le paysage estonien, particulièrement dans l'est du pays. Et tant pis si une partie des citoyens russophones - minorité représentant tout de même 24% de la population - y sont toujours attachés.

Pendant des années, le pouvoir estonien a maintenu un prudent statu quo sur cette question. Mais la guerre en Ukraine a changé la donne. Au lendemain de la venue de la maire de Narva au tank soviétique, la Première ministre faisait le déplacement de la capitale pour signifier, face aux caméras et aux habitants de Narva, que celui-ci devait être enlevé le plus rapidement possible. Une semaine après, devant les tergiversations de la municipalité, les forces de sécurité sont intervenues pour sécuriser le retrait, sous la supervision directe du gouvernement.

À 200 km à l'est de Tallinn, la ville de Narva fait face à la Russie. Plus de 90% des habitants y parlent russe.
À 200 km à l'est de Tallinn, la ville de Narva fait face à la Russie. Plus de 90% des habitants y parlent russe. © Studio graphique FMM

Le souvenir douloureux de 2007

La tâche de l'exécutif s'annonce néanmoins conséquente, en raison d'abord du nombre de monuments concernés par ce grand coup de balai mémoriel, estimé entre 200 et 400 dans tout le pays. Démanteler, déplacer, ou transformer ? La question se pose pour chacun. Et chacune des réponses participe à dessiner la frontière entre ce que le pouvoir actuel considère comme relevant de l'Histoire nationale et ce qui tombe dans la propagande d'une puissance étrangère.

Pour Tallinn, l'enjeu est aussi sécuritaire. Kaja Kallas l'a rappelé lors de sa venue à Narva : « Ce qui est important, c'est que nous soyons en mesure d'assurer la sécurité en Estonie, et je ne parle pas seulement ici des menaces extérieures, mais aussi de sécurité intérieure [...] C'est précisément pour assurer l'ordre public que tous ces monuments doivent être enlevés, avant que les tensions et l'anxiété n'atteignent un niveau où ils ont un prix beaucoup plus élevé. » Tout le monde en Estonie est en mesure de comprendre l'allusion.

L'épisode a marqué le jeune État. Nous sommes alors au printemps 2007 : renforcé par une large victoire dans les urnes, le nouveau gouvernement décide de déplacer un monument aux morts soviétique, connu comme « le soldat de bronze », situé dans le centre de Tallinn, en direction des faubourgs de la capitale. S'ensuivent deux nuits d'affrontements entre russophones et police estonienne qui se soldent par la mort d'une personne, près de 150 blessés et le pillage de nombreux commerces de la ville. L'initiative provoque aussi l'ire de Moscou. Au lendemain du déplacement de la statue, les principales administrations du pays étaient touchées par une vaste cyber-attaque, attribuée par l'Estonie à la Russie.

La Première ministre estonienne, Kaja Kallas, est venue en personne à Narva annoncer que plusieurs symboles soviétiques seraient retirés de l'espace public.
La Première ministre estonienne, Kaja Kallas, est venue en personne à Narva annoncer que plusieurs symboles soviétiques seraient retirés de l'espace public. © RFI / Marc Etcheverry

Sous le regard de Moscou

L'actuel déplacement du tank de Narva n'est pas non plus passé inaperçu chez le voisin de l'Est. Les chaînes de télévision russes suivent de près l'affaire et le Kremlin a déjà fait savoir qu'il considérait ce retrait comme « un scandale ». La polémique est néanmoins venue s'inscrire parfaitement dans la rhétorique « anti-nazie » travaillée depuis le début de la guerre en Ukraine : « Ils combattent l'Histoire, qui plus est, l'histoire commune, et se débarrassent des monuments de ceux qui ont sauvé l'Europe du fascisme », dénonçait, début août, Dmitri Peskov, porte-parole de la présidence russe.

Une rhétorique qui a aussi bien mûri dans la tête de certains défenseurs du tank. « Le char symbolisait la victoire de la nation soviétique sur l'Allemagne nazie et ses alliés, commence Vassili, quadragénaire ayant beaucoup voyagé en Europe avant de revenir s'établir à Narva. Le régime estonien a commis un acte brutal d'irrespect envers au moins un quart de sa population. ». Et « cela viole définitivement toutes les valeurs morales et soi-disant démocratiques », ajoute celui qui va jusqu'à qualifier ce « comportement » de « néo-nazi ».

Mais Moscou serait-il à même de provoquer des troubles dans l'est de l'Estonie ? C'est peu probable, selon Kristina Kallas, spécialiste des questions d'intégration à l'université de Tartu. Si l'universitaire reconnaît qu'il suffirait d'une centaine de personnes radicalisées pour perpétrer des violences, le reste de la population russophone ne suivrait pas. « C'est une chose de déstabiliser, c'en est une autre de déclencher une guerre civile. » Car la minorité russophone d'Estonie n'a rien d'homogène. « Vous avez un clivage générationnel entre des jeunes qui sont nés ou ont grandi après la chute de l'Union soviétique, et leurs parents qui ont connu cette époque. L'immense majorité des jeunes russophones reconnaissent l'Estonie comme leur seul pays, quand les personnes plus âgées se réfèrent encore à la Russie comme leur "mère patrie". »

Le retrait des monuments soviétiques de l'espace public est ainsi un pari à quitte ou double pour l'exécutif actuel. Le contexte de la guerre en Ukraine, décriée par l'immense majorité des Estoniens, offre une opportunité pour solder les comptes du passé. Mais ce même contexte peut aussi échauffer les esprits les plus radicaux. C'est pour cela que la question du moment est centrale, et divise jusque dans les sphères universitaires. Ainsi, Mati Heidmets, éminent professeur à l'université de Tallinn, regrette que le gouvernement n'ait pas attendu la fin du conflit russo-ukrainien pour régler cette question. D'autant que le pays est confronté à d'autres urgences, notamment à une inflation galopante - et même record pour la zone euro. 

Mais qu'importe, l'exécutif veut aller très vite. « La guerre brutale que la Russie a déclenchée contre l'Ukraine nous a fait passer, ici en Estonie, de la coopération [entre pays] en temps de paix à une période de conflit où la tolérance envers les symboles soviétiques, l'Armée rouge et la glorification de la Russie devient très faible », résume Kristina Kallas.