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Jasenka Grujić, la gynécologue croate qui ose encore défendre l'avortement

En Croatie, la majorité des gynécologues refusent aujourd'hui de pratiquer des IVG, invoquant leur clause de conscience. Dans le pays, sous l'emprise de la puissante et réactionnaire Église catholique, Jasenka Grujić est l'une des rares à résister. Portrait de cette « femme féroce ».

Les immenses lunettes rouge qui barrent le visage de Jasenka Grujić révèlent-elles au premier regard ses opinions politiques ? Âgée de 71 ans - mais on lui en donne facilement dix de moins -, la pimpante gynécologue ne cache en tout cas guère son aversion pour la dérive droitière de la Croatie entamée dès son indépendance, en 1991. « À l'époque yougoslave, on était plus libre », tranche-t-elle de sa voix grave, quand on évoque l'influence grandissante de l'Église. Dans ce pays des Balkans en forme de croissant, 86% de la population se revendique catholique.

« La gynécologie s’est cléricalisée », renchérit Jasenka Grujić. Aujourd'hui, elle l'une des seules à oser braver publiquement les discours pro-vie propagées par l'influent clergé et les associations ultraconservatrices qui lui sont liées. « Vous pouvez croire que la Vierge Marie était vierge, mais si vous êtes gynécologue, vous êtes la seule personne qui peut aider une femme si elle veut avorter », ironise-t-elle. « Si vous refusez, vous allez à l'encontre des valeurs de la profession ».

Soigner est une affaire de famille chez les Grujić : les parents de Jasenka étaient eux-mêmes médecins à Zagreb et ce sont eux, raconte-t-elle, qui lui ont transmis sa « vocation ». Celle d'une médecine accessible à tous, où l'intérêt des patients doit toujours primer. Depuis 1994, elle exerce dans le privé, un choix par défaut. À l'époque, la propagande clérico-nationaliste faisait déjà rage dans la Croatie en guerre et la gynécologue ne supportait plus l'ambiance et les pressions à l'hôpital public où elle exerçait alors.

► À lire aussi : En Croatie aussi, avorter devient de plus en plus compliqué

Dans les années 1970, quand elle était encore jeune interne, Jasenka Grujić a été témoin des conséquences d'avortements clandestins. « C’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Cela a accéléré ma prise de conscience et ma révolte. » Elle a ensuite exercé à l'hôpital de la rue Vinogradska, au centre de Zagreb, où elle se souvient n'avoir alors rencontré qu'une seule collègue refusant de pratiquer l'avortement pour des motifs religieux.

Un demi-siècle plus tard, la situation s'est inversée. « Beaucoup de mes collègues considèrent que l'avortement est un meurtre », s'agace Jasenka Grujić. La dernière étude commandée en 2019 par la Défenseure à l'égalité des genres le confirme : 59% des gynécologues croates indiquent invoquer leur « clause de conscience » pour ne pas opérer les femmes souhaitant une IVG. Et la tendance est à la hausse : en 2014, ils étaient 4% de moins. Dans la Slovénie voisine, ancienne terre yougoslave, elle aussi de tradition catholique, ils sont à peine 3%.

Des militants « pro-vie » particulièrement actifs

Dans la Croatie indépendante, l'avortement est vite devenu l'un des chevaux de bataille des militants catholiques conservateurs, revanchards après un demi-siècle de pouvoir socialiste. Trente ans plus tard, les militants « pro-vie » sont désormais particulièrement puissants dans le pays : leurs sites internet sont les mieux référencés et leurs campagnes « d'information » s'affichent jusque sur les murs des cliniques et des hôpitaux. « Ces groupes sont très bien organisés et leur rhétorique fort bien rodée », concède Jasenka Grujić. « Ils parlent de "vies" et de "cœurs" pour marquer l'opinion publique, mais ils ne tiennent jamais compte de l'intérêt supérieur des femmes. »

Une aberration pour celle qui revendique depuis toujours son féminisme. Tout en racontant avoir été « mariée à plusieurs hommes », la septuagénaire insiste sur sa vie d'adulte « toujours vécue en femme libre et indépendante », en refusant la tutelle patriarcale, particulièrement pesante en Croatie. Désormais grand-mère, elle refuse de baisser les bras face au retour en force de l'ordre moral. Son combat de plus d'un demi-siècle en faveur de l'émancipation des femmes sert d'ailleurs d'inspiration pour les jeunes militantes croates.

Éviter l'hôpital le plus proche

Dans son cabinet, Jasenka Grujić reçoit des patientes de tous les milieux. « Certaines n’avaient de quoi payer leur consultation. Alors m'elles apportaient autre chose, une poule ou des œufs parfois. » Exerçant dans le privé, la gynécologue n'a pas le droit de pratiquer d'IVG. Alors elle conseille celles qui viennent la voir pour avorter de se rendre non pas en Croatie, mais dans la clinique slovène de Brežice, juste après la frontière. « En allant là-bas, elles sont sûres qu'on ne les jugera pas et qu'on ne leur refusera pas l'IVG, c'est donc plus sécurisant. »

En effet, la stigmatisation de l'avortement est telle en Croatie que les femmes préfèrent ne pas s'adresser à l'hôpital le plus proche, mais parcourir des dizaines de kilomètres et se rendre dans un établissement médical où personne ne les connaît. Et elles sont aussi de plus en plus nombreuses à partir avorter dans les pays voisins pour éviter l'opprobre. Pas étonnant dans ces conditions que la Croatie affiche le taux d'IVG le plus faible de l'Union européenne, juste après la Pologne.

Au mois de mai dernier, la Croatie a été secouée par un vaste scandale : une future maman, Mirela Čavajda, s'est vu refuser par plusieurs hôpitaux de Zagreb le droit d'interrompre sa grossesse alors que son fœtus présentait une tumeur au cerveau, mettant en péril sa survie à la naissance. Cette histoire fait bondir Jasenka Grujić. « Tout ce qu'ont fait ces médecins est contestable : il y a une législation précise qui encadre le droit à l'avortement en Croatie et la religion ne doit pas interférer. »

Au même moment, la gynécologue aux immenses lunettes rouges était mise à l'honneur par le festival féministe Vox Feminae, qui lui a décerné le titre de « femme féroce ». « Jasenka Grujić est l'une des voix les plus fortes de Croatie, qui promeut avec audace et en permanence l'éducation sexuelle et le droit des femmes à choisir. Elle est l'une des plus ferventes avocates de la gratuité des contraceptifs et d'un avortement médicamenteux plus accessible », détaillent les organisatrices pour justifier leur choix.

Au-delà des petits cercles militants progressistes, Jasenka Grujić doit néanmoins faire face à d'innombrables critiques. « Je suis libre, mais isolée », expliquait-elle il y a quelques mois au magazine Novosti venu l'interroger. « Ceux qui ont compris ma manière de penser et à qui ça ne plaît pas m’évitent, mais pour l’instant, je n’ai pas encore vécu de situations désagréables, ni reçu de menaces. » Puis de conclure, avec humour : « J’espère qu’on ne va pas me conduire au bûcher après cette interview. »